A l’occasion de la Journée nationale des aidants le 6 octobre, le consultant Jacques Marceau rappelle dans une tribune au « Monde » que notre modernité « économiciste et numérique » a fait de la dépendance une « anormalité »
Publié le 06 octobre 2020 à 06h00 – Mis à jour le 06 octobre 2020 à 09h32 Temps de Lecture 3 min.
Tribune. Jeune actif, salarié, entrepreneur, retraité…, on estime à 11 millions le nombre de personnes qui ont un rôle d’aidant auprès d’un proche en perte d’autonomie. Des aidants pour qui la charge d’un enfant handicapé, d’un conjoint malade ou d’un parent dépendant vient s’ajouter à celle d’une vie souvent bien, voire trop, remplie.
Une vie partagée entre le travail, les transports et la gestion d’un quotidien encombré par l’accumulation d’obligations, de tâches et de contraintes qui laissent de moins en moins de place au soin porté à l’autre, à la compassion et au don de soi. Ce qui était dans « l’ordre des choses » à une époque encore pas si lointaine, la modernité économiciste l’a transformé en un anachronisme qui ne parvient plus à trouver sa place dans la société, positionnant l’aidant dans un rôle dévalorisé, quand il n’est pas ostracisé. Lire aussi Des aidants à bout de souffle
Un aidant qui, en conséquence, ira souvent jusqu’à dissimuler sa situation aux yeux des autres, et en particulier de ceux de son environnement professionnel dominé par la performance et le chiffre. Une situation de toute évidence aggravée par la numérisation de notre société qui conduit subrepticement chacun de nous à transformer en transaction marchande ce qui était naturel et du domaine du don.
L’autonomie, espérance prométhéenne, socle de notre modernité
Une monétisation des échanges qui semble être devenue non seulement la règle, mais plus encore une façon de valoriser des actes dont la sagesse populaire disait « ça n’a pas de prix » parce qu’ils trouvaient précisément leur valeur dans la gratuité. Cette transformation, le sociologue allemand Hartmut Rosa la décrit comme « la dépossession des choses de leur âme et qui transforme leur propriété qualitative en une détermination principalement quantitative et abstraite exprimée par le prix » (Résonance, La Découverte 2018).
A cette monétisation des échanges, notre modernité, qui n’en n’est plus à un paradoxe près, semble dorénavant ajouter l’exaltation de l’autonomie, au moins autant que de la liberté, alors même que se généralise la dépendance aux plates-formes numériques, tout en nous assénant, ad nauseam, des discours sur la dimension fondatrice et essentielle du partage et de la solidarité. Ainsi, pour exister, il faut être autonome ! Lire aussi « Tout ne peut plus reposer uniquement sur les aidants », celles et ceux qui s’occupent de personnes en situation de dépendance
Une autonomie qui, pour Rosa, s’entend comme une « exigence moderne », « le fondement sur lequel repose la volonté de mettre à sa portée et sous son contrôle une part de monde toujours plus grande ». Espérance prométhéenne devenue le socle de notre modernité progressiste où la foi dans la science s’est peu à peu substituée à celle proposée par nos monothéismes.
« Etre dépendant », devient une aliénation
Ainsi, dépendre des autres, en d’autres termes « être dépendant », devient une aliénation, une forme de relation à l’autre anormale, un comportement déviant, quelque chose qui fait tache dans notre vision d’un monde aseptisé.
Et pourtant… Dépendre les uns des autres est, depuis des temps immémoriaux, l’attribut, si ce n’est la condition, de toute vie en société, le ciment de toute organisation sociale. Un ciment que Paul Valéry qualifie de « structure fiduciaire », une toile tissée de relations qui forment « l’édifice de la civilisation » (La Politique de l’esprit, cité par Pierre Musso dans La Religion industrielle, Fayard 2017). Lire aussi De quels dispositifs les aidants de personnes dépendantes peuvent-ils bénéficier ?
Un édifice que, de son côté, le sociologue Michel Maffesoli compare à une cathédrale gothique dont la croisée du transept est comprise « comme un processus de correspondance (…) qui rappelle ce qui unit l’homme à son environnement social et naturel. Le principium relationnis prenant la suite du principium individuationis » (Ecosophie, les éditions du Cerf, 2017).
Il est urgent de redonner toute sa valeur à l’entraide
Une idée que développe également, et dès le XIIIe siècle, saint Thomas d’Aquin en affirmant qu’« un seul homme ne pourrait, par lui-même, s’assurer les moyens nécessaires à la vie » et qu’« il est donc dans la nature de l’homme qu’il vive en société » (cité par Pierre Musso). Lire aussi Aidants : bien se repérer dans le maquis des avantages fiscaux
Dans une société vieillissante où le nombre de personnes en situation de perte d’autonomie explose, il est devenu urgent de redonner toute sa valeur à l’entraide, de changer de regard sur les aidants et de trouver des solutions afin de leur procurer un vrai soutien. Un soutien qui ne pourra se cantonner à une simple marque d’estime et qui devra se matérialiser dans des solutions concrètes et adaptées à notre temps.
Ces solutions, notre logiciel collectif les a jusqu’à présent trouvées dans la loi, avec un statut juridique et des droits, et le chiffre, en proposant des systèmes de compensation financière. C’est mieux que de ne rien faire, mais il faudra de toute évidence aller plus loin et faire preuve de créativité car réhabiliter l’aidant, dans son sens premier qui est de le rétablir dans l’estime et la considération d’autrui, c’est reconnaître en lui l’essence de notre humanité.
Les assises des aidants se déroulent le 6 octobre à Paris à l’occasion de la Journée nationale des aidants
Jacques Marceau (Président de l’agence de communication Aromates, expert santé à la Fondation Concorde et cofondateur des assises des aidants)
Le Monde